30/11/14

Transmettre

Transmettre…
et le procès de Socrate

 « L’avenir est entre les mains de ceux qui auront su donner aux générations de demain des raisons de vivre et d’espérer »
 Gaudium et Spes n° 31

En regardant l’avenir, comment ne pas se poser la question : comment transmettre à nos enfants des raisons de vivre et d’espérer ?

Pourtant cette question ne semble plus être dans l’ordre du conformisme ambiant de notre société. En parler, à l’école, dans les débats publics et même dans les relations familiales entre parents et enfants, c’est parfois perçu comme  un manque de délicatesse, un non respect pour la liberté d’autrui!

Et nous croyons, par naïveté, que cet état des choses est un fait social nouveau, et pour quelques-uns d’entre nous une situation particulière et fatale des temps modernes.

Or, nous sommes devant un cas identique à celui de la société chinoise au temps de Confucius, à celui de la communauté d’Athènes au temps de Socrate (au Vè siècle A.C.).

En effet, déjà le sage chinois disait à ses disciples que les hommes ne pensaient plus au sens de leur humanité, et que cela, il le savait depuis toujours. Pourtant, il ne cessait de transmettre le message venant d’ailleurs qui trouble les jeux de la société humaine. 

Pour sa part, Socrate, le maître de la culture du monde occidental, ne nous révèle-t-il pas cette même condition alarmante de notre nature humaine comme telle par le témoignage des Athéniens, ses contemporains :  

« Athéniens, je vous salue bien et je vous aime ! Mais, j’obéirai au Dieu plutôt qu’à vous : jusqu’à mon dernier souffle et tant que j’en serai capable, ne vous attendez pas que je cesse de philosopher, de vous adresser des recommandations, de faire voir ce qui en est à tel de vous qui, en chaque occasion, se trouvera sur mon chemin, en lui tenant le langage même que j’ai coutume de tenir : ‘ Ô le meilleur des hommes, toi qui es un Athénien, un citoyen de la ville la plus considérable, de celle qui, pour le savoir et la puissance, a le plus renom, tu n’as pas honte d’avoir le souci de posséder la plus grande fortune possible et la réputation, et les honneurs, tandis  que de la pensée, de la vérité, de l’amélioration de ton âme, tu ne te soucies point et n’y penses même pas ! » ? (PLATON, Apologie de Socrate, 29 d-e)

En fait, les Athéniens du temps de Socrate n’étaient pas des ‘bruts’ sans culture, des parents irresponsables. Comme nous actuellement, il cherchaient,  sûrs de leur ‘savoir et de leur  puissance, fiers de la plus grande fortune possible, de la réputation et des honneurs de leur ville’, à  échanger leurs expériences du passé, à partager mutuellement leur souci à propos de la vie et l’avenir ‘professionnel’ de leur jeune génération, à lui transmettre autant de connaissances que possible.

Comme nous actuellement, par ‘bonne volonté’, ils jugent le pas encore pensé transmis par Socrate, la question sur des raisons de vivre et d’espérer,  comme ‘le trop’ qu’il faut éliminer.

Le pas encore pensé, le trop pour les Athéniens, pour les sophistes (et pour  nous actuellement), consiste en cette prétention impertinente de prendre la mesure des choses pour mesurer l’identité de l’homme, d’offrir exclusivement toutes connaissances, toute fortune à leur jeune génération en oubliant de lui transmettre le sens de la vie et de la mort de l’homme :

«Socrate : Je fus cependant d’avis, Athéniens, que la faute des (soi-disant) poètes était exactement celle aussi de ces excellents professionnels : chacun d’eux, parce qu’il exerçait son art à la perfection, se jugeait aussi, pour le reste, d’une sagesse achevée, et pour les choses qui ont le plus d’importance. En outre cette prétention impertinente couvrait de son ombre leur autre sagesse si bien que je me posais à moi-même, au sujet de l’oracle, la question de savoir si je ne préférais pas être comme je suis, ni sage de la sagesse des gens dont je parle, ni ignorant de leur ignorance, que d’être les deux à la fois : ce qui, à eux, est leur cas ! A moi-même, comme à l’oracle, je répondais donc que mon avantage était d’être comme je suis » Ibid.  22 d-e).

Et c’est par le souci de transmettre ‘uniquement’ aux jeunes Athéniens une bonne éducation professionnelle que le rappel de la question du sens de vivre et d’espérer de la part de Socrate était tragiquement entendu comme un danger et pris pour chef d’accusation contre lui. Le maître de la culture occidentale fut contradictoirement accusé de corrompre la jeunesse :

« Le texte en est à peu près celui-ci : ‘ Socrate, dit leur plainte, est coupable de corrompre la jeunesse ; de ne pas croire aux Dieux auxquels croit l’Etat, mais à des Divinités nouvelles, qui en sont différentes ’  (Ibid. 24 b).

Mais ce qui est plus étonnant c’est qu’à travers le temps, au nom de Socrate, on honore la culture occidentale en condamnant sans cesse son message !

A propos de l’oubli incompréhensible du message du procès de Socrate et de sa mort en témoignage de la séparation entre la sagesse d’homme et la connaissance des choses, Antonio Tovar a fait cette triste remarque : « Le plus terrible dans la mort de Socrate est qu’Athènes continua son chemin, comme si rien ne s’était passé »[1].

En effet, ce procès reste pour tous les temps un message de la pensée, car en ce procès de Socrate l’homme de tout temps reconnaît que, en tant que l’homme, il est la réalité humaine en crise. Les accusateurs de Socrate : Anytos, Mélétos, Lycon ainsi que les Athéniens participant de près ou de loin à la condamnation de Socrate sont en fait des gens, que nous appelons « normaux », qui de bonne foi voient en cet appel alarmant de Socrate un vrai danger pour l’ordre établi de la Cité et ‘le bon sens’ de tout le monde ! Comment ne seraient-ils pas  mécontents d’un enseignement qui puisse détourner les jeunes de la préoccupation d’apprendre un métier pour gagner la vie ? Comment ne seraient-ils pas dérangés par l’annonce de l’Inconnu qui inspire le chemin à suivre, alors que depuis toujours la Cité a intronisé tant de dieux pour se les approprier comme leurs biens suprêmes ?

Ce qui a probablement mené Micheline SAUVAGE à écrire: « On se prend, après vingt-trois siècles, à scruter passionnément la figure demi-énigmatique d’Anytos, l’accusateur principal (les deux autres, le poéterau Mélétos et l’orateur Lycon ne sont que des comparses). S’il pouvait être soupçonneux de quelque motif ignoble, il n’y aurait dans tout cela que demi-mal. Mais il n’a nulle raison décisive de douter de sa bonne fois, même s’il a acheté le concours de Mélétos et de Lycon…Anytos n’est que le personnage dans le quel s’incarne la paresse spirituelle d’Athènes, ce qu’il y a d’étroitesse en son âme et d’ankylose »[2].

Or, la pensée de Socrate va encore plus loin.  A la lumière de son message, nous reconnaîtrons que les accusateurs et les Athéniens dans le procès ne sont que les personnages dans lesquels s’incarne toute réalité humaine que, en tant qu’hommes, nous sommes tous.


Plus que jamais, le message du sage ‘marginal’ Socrate à propos de ‘transmettre’ est urgent pour notre monde occidental !

Que reste-t-il de la civilisation grecque et athénienne !

Nguyen Dang Truc
Chargé de cours à la Faculté catholique de Strasbourg




[1] Antonia TOVAR, Socrate, sa vie et son temps (Trad. de l’espagnol par H.E. DEL MEDICO (Paris, 1954), p. 409, cité par Jean BRUN dans Socrate, PUF, p. 116.
[2] Michèle SAUVAGE, Socrate et la conscience de l’homme, Paris, 1956, p. 39-41.

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